Recensions ‘Destin’

L’équilibriste

Les Inrockuptibles

Marc Weitzmann

Après le remarqué Europa, l’Anglais Tim Parks revient creuser ses obsessions avec Destin. Un roman ironique qui mêle histoire intime et collective, formidable réflexion sur l’Europe, le pouvoir, la folie et le couple.

 » Tout ce qui participe à la vie est, au sens littéral et au sens figuré, déséquilibré.  »

Cette citation de Cioran figure en exergue à la seconde partie du premier roman publié en français de Tim Parks, Europa, mais elle pourrait tout aussi bien ouvrir le second, Destin, tant le déséquilibre est la figure récurrente de ses livres. Un déséquilibre, tant individuel que collectif, et ici psychique, auquel se heurte chaque fois un narrateur intellectuel, certes doué de raison, mais d’une raison réduite à constater son impuissance sarcastique. « Toute vie est en rapport avec la folie », note ainsi, en écho à Cioran, Christopher Burton, le narrateur de Destin, qui parle en connaisseur puisqu’à l’instant de cette réflexion il assiste à l’enterrement de son fils, Marco, lequel vient de se percer le corps à coups de tournevis dans une crise de schizophrénie.

« Car il y a dans le comporte- ment de chaque personne un horizon de prévisibilité, comme disent les mathématiciens, au- delà duquel règne le chaos », note Burton, qui apprend la nouvelle en Angleterre, dans un hôtel de luxe, alors qu’il s’apprête à se réconcilier avec sa femme, sur le dos d’un Té- moin de Jéhovah venu leur annoncer l’imminente fin du monde. « Je sais ce que je ferais si on m’annonçait que la fin du monde est dans dix minutes », dit l’épouse, s’asseyant en nui- sette sur le divan à côté du prê- cheur ébahi, et lançant un clin d’œil égrillard complice à son mari. C’est à ce moment que le téléphone a choisi de sonner, et qu’une voix anonyme apprend au narrateur la mort par suicide de leur fils dément, « Puis, alors que je reposais le combiné, avant que la douleur ou le remord ait pu assombrir le rapide travail de mon esprit, je me suis rendu compte, avec une lucidité troublante que c’était la fin pour ma femme et pour moi.

(…) C’était, c’est, comme si on ne m’avait appris qu’une chose au téléphone : pas du tout la mort de mon fils (…), mais l’annonce brutale de ma séparation imminente d’avec ma femme « .

Le couple, déséquilibré, s’envole immédiatement pour l’Italie, d’où l’épouse est originaire et où vit toute la famille, pour ne découvrir, entre morgue, autopsie, enterrement et hospitalisation d’urgence du narrateur pour troubles urinaires, rien d’autre que la profondeur de ce qui les sépare – et celle des déséquilibres familiaux : la sœur du suicidé, fille d’une prostituée ukrainienne adoptée à une époque où l’épouse se pensait stérile, et qui vient de se séparer de son compagnon (n’a-t-elle pas poussé son frère au suicide par jalousie ?). L’épouse elle-même, dernier rejeton d’une famille aristocratique ruinée, mère abusive passablement hystérique ayant entretenu des relations coupables avec Gregoiy Marks, collègue et concurrent de son mari, n’est-elle pas responsable ? Ou bien le narrateur qui, pris par ses ambitions sociales et ses nombreuses conquêtes, a totalement délaissé sa famille (au point de laisser son fils seul lorsque des années plus tôt celui-ci, alors âgé de 10 ans, a découvert à ses côtés le cadavre de sa grand-mère morte dans la nuit).

Si brutale soit-elle, la ligne narrative de Destin n’accoucherait guère que d’un livre de plus, un de ces livres qu’on lit sans y penser ensuite, ni même parfois pendant, si Tim Parks, Anglais de 45 ans, n’était qu’un romancier parmi d’autres. Comme le montre, si besoin était, Adultères et autres diversions, recueil d’articles que les éditions Bourgois ont la bonne idée de publier parallèlement au roman, les ambitions de cet auteur, qui vit lui-même en Italie où il a écrit une dizaine de livres, sont autres. Europa racontait sur un mode violemment ironique le voyage en car d’un groupe d’universitaires partis déposer une pétition de gauche au Parlement européen de Strasbourg ; voyage pathétique d’intellectuels fonctionnarisés, persuadés d’utiliser le système au service de leurs ambitions, mais qui, leurs projets personnels ayant tous plus ou moins avorté, ne pouvaient plus que se résoudre à conserver leur emploi vide, passeurs passifs d’une culture européenne morte, trompant la vacuité à force de pétitions et professions de foi idéologiques auxquelles eux-mêmes ne parviennent pas à croire. Bref, l’habituelle cohorte de « ces gens qui ne font rien d’autre qu’analyser le monde de la façon dont il est devenu de bon ton de l’analyser », ces gens qui s’offrent l’illusion « d’une supériorité morale devant une société à laquelle ils n’ont absolument pas l’intention de cesser de souscrire (et pourquoi le feraient-ils ?) « , ces gens qui « méritent le mépris et peut-être même pire », ratiocinait le narrateur d’un voyage entrepris dans l’unique but de reconquérir son ex…

Moins drôle, mais plus acéré encore, Destin va infiniment plus loin dans l’entrelacement des questions intimes et publiques, et introduit parmi ses personnages fictifs, des figures bien réelles de la vie politique européenne, Blair, mais surtout Andreotti, que le narrateur finit par rencontrer pour une interview mémorable, lorsque l’ancien chef du gouvernement italien se voit accusé de collusion avec la mafia. Non content de voir dans la forme que prend la schizophrénie de son fils la marque possible d’une certaine italianité, Burton, ancien journaliste politique spécialisé dans la mafia, s’efforce d’achever, quand le roman commence, un énorme ouvrage existentiel consacré aux spécificités du caractère national. « Je m’efforce de faire comprendre que l’anglais explique l’anglicité », écrit ainsi l’anglais Burton, marié à une Italienne, père adoptif d’une Ukrainienne et père de sang d’un schizophrène. « La langue est par nature un système clos, dit encore Burton au psychiatre de son fils, de la même façon que chacun de vos patients présente de nombreux systèmes clos, non ? Ils se parlent à eux-mêmes. Ou plutôt : ils s’écoutent se parler à eux-mêmes. Les langues se par- lent à elles-mêmes, j’insiste.  » Et dès lors, « comment un homme pourra-t-il jamais expliquer à sa femme, sa femme étrangère (…) qu’on ne peut épouser sa femme dans une langue et penser dans une autre. (…) Gregory est tombé amoureux de ma femme parce qu’il parlait français à une Italienne. C’est ce qu’il m’a dit. Dans le bar d’un hôtel de Palerme. A une centaine de mètres de l’endroit où un éminent homme politique avait été tué de sang-froid. Andreotti était peut-être dans le coup. L’essence même d’Andreotti, c’est qu’il a été ou non impliqué dans tout. Un mystère. Un système clos. Vous avez conscience, Signor Presidente, d’être entouré d’un voile de mystère. Mais est-ce quelque chose que vous cultivez ? Vos célèbres dossiers secrets, par exemple. Ma femme tient un journal en français.  »

Etc. On voit ici comment, au moyen d’une écriture qui n’est pas sans rappeler parfois celle de Thomas Bernhard, intime et public s’entrelacent, comment chaque épisode devient comme la métaphore de l’autre, en un mouvement incessant, une spirale entraînant vers toujours plus de profondeur, toujours plus d’explications et qui ne résoud rien, de la crise européenne ou de celle du narrateur. La schizophrénie du fils, par exemple, a-t-elle commencé le jour où celui-ci a refusé de parler à sa mère en italien, ne s’exprimant plus qu’en anglais, mais en utilisant des expressions italiennes, lesquelles passées dans une autre langue semblaient un produit de la démence ?

« Tu veux la femme saoule et le tonneau plein, tu ne me donnes jamais de corde, non mi dai mai corda. Une expression italienne, c’est de la folie en anglais. « Et, de l’autre côté, du côté de la maîtrise absolue du langage, Andreotti. « Voici un homme dont les mensonges qu’il s’adresse à lui-même sont entièrement convaincants, dont la schizophrénie est parfaitement stable, contrôlable, utile même, sa carte maîtresse en fait, son génie même. A quoi sert de parler à ce genre d’homme ? Ceux qui sont d’une grande sérénité sont plus fous que ceux qui se torturent. Il n’y a aucune raison de parler à un homme qui a une sensation de son destin aussi solide qu’un roc…  » Formidable réflexion sur le journalisme, sur l’Europe, sur le pouvoir, sur la folie et les relations conjugales, Destin s’interroge sur la marge de liberté laissée à l’individu dans et hors des frontières, intimes et collectives, dont il cherche à s’affranchir, mais, prévisiblement, sans succès. Et quand, parfois, un être parvient à vaincre un déterminisme, telle l’épouse du livre, tout d’abord considérée comme stérile par les médecins et qui finit par accoucher, ce n’est guère que pour en payer le prix fort (elle devient mère abusive et son fils en meurt).

On taxera sans doute Tim Parks de conservateur, voire de réactionnaire, vu le peu de cas qu’il fait des modes individuels de libération si en vogue aujourd’hui. Mais quitte à lui appliquer une étiquette quelconque, il serait plus juste de le considérer comme un pessimiste, tant, pour lui, les êtres ne sont guère autre chose que « la relation des uns avec les autres. Le destin, écrit-il, c’est quelque chose que nous faisons ensemble ».

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