Frédéric Grolleau
Il y a de multiples raisons qui poussent à considérer ce livre de Tim Parks voué à la trinité polémique passion/famille/raison comme le fruit du désenchantement et de la déception. Tels ces fruits trop mûrs que l’on cueille tardivement, le narrateur des treize nouvelles qui constituent ce livre paraît fort désabusé. Pour ne pas dire désespéré. Le même constat, aussi blet qu’irréfragable, parcourt de fait Adultère, Destin et Analogies: rien de plus difficile que maintenir la passion et la fidélité au sein du couple. L’homme n’a en effet jamais le beau rôle dans ces courtes histoires. Il s’y montre volontiers veule, faible, inconstant. Mais chacun de ces morceaux d’existence, comme extirpé d’un invariant fond commun, est en même temps l’occasion d’un rachat. Ce qui ne signifie pas un repentir ou un retour dans le cocon familial, mais une prise de conscience. Dupés par leurs propres fantasmes, ballottés par un corps récalcitrant aux conseils de la raison, tous les protagonistes découvrent peu à peu, péniblement, l’état d’esprit qui leur convient le mieux. Chacun illustrant « cette tentative permanente pour saisir la différence » (Prajapati) qui est aussi une éthique.
Car la tranquillité, la certitude -il faudrait presque dire dans le contexte parfois religieux que développe l’auteur mentionnant les activités pastorales de son père: la paix de l’âme- ne sont pas acquises une fois pour toujours. Loin s’en faut. Comme en témoignent ici Fidélité, Maturité ou Fantômes. Qu’il traite du symbolisme du martyr en matière de foi, du sentiment de la vieillesse, du changement de générations, Tim Parks ne cesse d’affronter l’ennui, la monotonie, voire la démission. Non pas de manière résignée et « constative ». L’espoir de l’écrivain réside moins dans la prétention de vouloir changer la face du monde que dans la volonté d’exposer sereinement à tous de quoi sont tissées nos existences (Adultère). Comment la jouissance édénique offerte par l’intimité est en mesure d’accoucher, si l’on transgresse certaines limites, d’un « enfer potentiel ». En cela, maints passages confinent plus d’une fois, étayés par des renvois à Platon, Stirner, Hegel ou Kierkegaard, au conte philosophique.
Cela n’empêche pas d’ailleurs le romancier de fouailler notre bonne vieille réalité. Ainsi, lorsqu’il critique la fiction de la construction européenne sommairement ramenée au « bordel le plus chic du monde » (Europe). Dans la même perspective, Adultère et Autres Diversions ne prend guère de gants avec l’idéologie publicitaire de Luciano Benetton ou la stratégie du politiquement correct (Charité). De même que ne sont épargnées ni la théorie psychanalytique -ce « déterminisme pauvre » nous donnant « l’excuse de complexes créés par nos parents » (Magie), ni la standardisation (Conformisme), martelant au moindre membre de la société combien « il est dangereux de quitter le groupe. »
Tim Parks pousse sans vergogne à son comble la froideur de ses comparaisons lorsqu’il fait alterner dans le même récit les déboires sentimentaux d’un couple et les revers de fortune du club de football de Vérone! Encore ces « Analogies » ne sont-elles pas gratuites, pour autant qu’elles condensent dans la stase d’une écriture l’insignifiance versatile des tracas humains face au règne impénétrable de « l’autre contingent » (Prajapati). Elles motivent en tout cas le narrateur à traquer sans relâche « ces ruptures entre ce que nous sommes et ce que nous faisons (…) cette profonde incompréhension qui nous hante tous » (Fantômes). Elles éclairent sans faiblir le rôle de l’écrivain et du traducteur appelant de ses voeux « une idée claire du monde », enfin… Qui donc à la lumière du titre fourni par l’auteur pourrait bien oublier que divertir est étymologiquement tout à la fois distraire et (s’)amuser? Trahir et séparer?
S’alimentant de la répétition et du ressassement de la pensée, le paradoxe littéraire veut en définitive que cet ouvrage destiné à la mise en accusation du Désir polymorphe se révèle lui-même d’une « perversité séduisante ». Celle peut-être, entre coercition et libération, propre à l’artiste qui demeure éternel passeur de signes et de sens. Il est effectivement « passionnant de commencer à tout détruire » mais encore plus stimulant de souligner la mixité troublante qui, au coeur du romanesque, unit la création et la destruction. Le raisonnable et l’irrationnel. A l’instar du mariage, le meilleur et le pire… Mieux vaut en sourire légèrement et l’exprimer avec les mots de Tim Parks: « Nous ne sommes pas suffisamment ignorants pour vivre bien, et nous sommes trop arrogants pour laisser les vielles conventions décider à notre place. »